Ils sont partout. Dans les airs, dans les mers, sur terre. Qui ? Les arthropodes. Insectes, mille-pattes, crustacés, arachnides, ils ont connu un succès remarquable dans l’histoire du vivant et ce depuis l’apparition des premiers animaux. Pour nous en convaincre et comprendre ce succès, retournons 500 millions d’années en arrière. Nous sommes dans une mer du Cambrien et la vie abonde, sous de nombreuses formes et notamment celles d’arthropodes. Mais brusquement, sous l’effet d’une tempête, une nappe de boue recouvre le fond de la mer, venant étouffer d’un seul coup les communautés animales qui y grouillent, comme dans une Pompéi sous-marine. Grâce à cet enfouissement rapide dans du sédiment fin, les corps sont préservés des bactéries ainsi que des nécrophages et la décomposition ne va pas non plus entrer en action. Figés, comme sur un instantané, dans un moment de l’histoire de l’évolution, les animaux se fossilisent en s’aplatissant comme des crêpes et, un demi-milliard d’années plus tard, les paléontologues tiennent là un site à conservation exceptionnelle dont l’exemple le plus connu est celui des schistes de Burgess, au Canada.
Dans ce genre de site, la préservation des corps a été tellement bonne que l’on peut, en plus de la forme extérieure de l’animal, retrouver certains des organes internes. C’est ainsi que des chercheurs ont déjà découvert des restes de systèmes nerveux ou circulatoire. Et, dans une étude publiée le 2 mai par Nature Communications, une équipe internationale décrit en détail le système digestif des fossiles de plusieurs arthropodes mis au jour en Chine et au Groenland. On distingue notamment, le long du tube digestif, des séries de petits sacs en forme de rein. En zoomant sur ces organes, on s’aperçoit qu’ils sont striés de canaux, nommés diverticules, bouchés à une extrémité.
Ces sacs ne sont pas inconnus des spécialistes des arthropodes. On les retrouve encore aujourd’hui chez certains crustacés. Les diverticules ont pour fonction de stocker la nourriture liquide qu’a avalée l’animal, de la découper à l’aide d’enzymes et, finalement, d’absorber les nutriments ainsi obtenus. En répartissant la nourriture qu’ils absorbent dans cette série d’organes au lieu de se contenter d’un simple tube digestif, ces arthropodes augmentent la surface d’échange entre les nutriments et leur organisme.
Comme me l’a expliqué Jean Vannier, directeur de recherches CNRS au Laboratoire de Géologie de Lyon : Terre, Planètes, Environnement et qui est aussi le premier auteur de cette étude, la méthode est plus efficace à tous les points de vue : “Cela permettait à ces arthropodes d’absorber de plus grandes quantités de nourriture et, surtout, de digérer de la viande, soit en chassant soit en mangeant les carcasses qui se trouvaient sur le fond de la mer.” En accroissant l’activité enzymatique de leur appareil digestif, les arthropodes étaient en effet en mesure de traiter les molécules complexes que sont les lipides et les protéines.
Ce que signe en fin de compte cette innovation digestive, c’est la naissance des prédateurs. Pouvoir digérer de la viande procure un avantage considérable en matière d’apport d’énergie et donc en mobilité… une mobilité bien utile pour nager vite et chasser. Les chercheurs estiment d’ailleurs que l’apparition de la prédation explique au moins en partie ce que l’on appelle l’explosion du Cambrien, un foisonnement subit de formes animales nouvelles et très diverses. “A cette époque, explique Jean Vannier, la course aux armements entre prédateurs et proies a accéléré la diversification animale. D’autres facteurs ont également pu jouer comme l’apparition des systèmes visuels. Ainsi, un animal comme Anomalocaris (voir illustration ci-dessus), qui mesurait plus d’un mètre, avait des yeux à facettes.”
En pénétrant dans les organismes des animaux du Cambrien alors qu’ils s’étaient auparavant surtout attachés à décrire leurs formes externes souvent curieuses, les chercheurs ont pu les replacer en territoire connu. “Il y a une vingtaine d’années, constate Jean Vannier, le monde cambrien apparaissait comme un monde bizarre. On s’aperçoit aujourd’hui qu’il n’est pas si différent de la nature actuelle : les bêtes qui semblaient étranges aux chercheurs appartiennent en fait aux grands groupes d’animaux que l’on connaît. De la même manière, on retrouve dans ce monde les principes de fonctionnement des écosystèmes modernes. Ce n’est en revanche pas le cas au Précambrien où l’on sent beaucoup plus l’influence du monde microbien.” L’étrange est en fait là, quelques dizaines de millions d’années plus tôt, où les précurseurs du bestiaire cambrien sont quasiment introuvables et où l’on ne sait pas bien dire si les fossiles de cette époque mystérieuse sont des animaux… ou autre chose.
Pierre Barthélémy (suivez-moi ici sur Twitter ou bien là sur Facebook)
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Qui mangeait qui il y a 500 millions d’années
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